La dysmorphie planétaire et sa restructuration

Le Saas-Fee Summer Institute of Art à Paris, en collaboration avec la Maison Suger et la Fondation Maison des Sciences de l'Homme, vous convient à une discussion autour du climat et de la transformation numérique.

Dans cette conférence construite en deux parties, Laurent de Sutter et Geert Lovink proposent des réactions très différentes à la catastrophe climatique imminente et à la transformation numérique.

La conférence de Laurent de Sutter, intitulée « Infrastructural Earth : How Human Beings Have Made the Planet (and How They'll Have to Remake It) » ( La Terre Infastructurelle : Comment les êtres humains ont fait la planète (et comment ils devront la refaire), affirme que « la planète n'est pas la Terre ». Au contraire, nous devons refaire la planète avec une image différente de celle qui existe actuellement, afin de traiter un dysfonctionnement global qui nous arrive. Ce réalignement implique une réaction contre l'Anthropocène et l'ontogenèse technique et neuronale-cognitive qu'il favorise. de Sutter explique que nous avons besoin d'une autre infrastructure planétaire, qui pourrait réduire les conséquences dramatiques de l’actuelle, si mal conçue.

Les implications de notre situation infrastructurelle actuelle sont étroitement liés à ses effets sur notre intelligence et notre état mental. Feu le philosophe français Bernard Stiegler, lui-même victime d'une dépression puis d'un suicide, a inventé le terme de prolétarisation pour décrire le processus par lequel la captation de l'attention du consommateur par les appareils de marketing entraîne une perte de savoir (de savoir-faire). Avec l'introduction publique du World Wide Web en 1991, le milieu des sciences humaines a connu un changement radical : notre environnement machinique analogique s'est transformé en environnement numérique, nous conduisant vers une automatisation absolue dans laquelle l'extraction du savoir, nos processus de pensée et maintenant de vie en commun, ont été externalisés. L'époque des camarades travaillant ensemble en proximité étroite sur la chaîne de montage est aujourd'hui révolue et, à sa place, se trouve le cognitariat isolé, solitaire et distant travaillant depuis son domicile, collé à un écran. Selon Stiegler, nous devenons tous des parties de la machine en tant qu'organes artificiels, ce qui entraîne une « désertification cérébrale complète » et un état permanent d'anhédonie (l’incapacité à éprouver de la joie). Sans camaraderie et sans plaisir, sans exaltation et sans jouissance, nous risquons, personnellement et collectivement, de sombrer dans une profonde dépression sociétale sans espoir.

C'est là que la conférence de Geert Lovink, intitulée « Copium Compendium : How Do You Cope in this Digital Age of Permacrisis » (Copium Compendium : comment faire face à l'ère numérique de la permacrise), prend tout son sens : « Vous vous ennuyez et vous vous sentez seul maintenant que vos amis en ligne ne vous répondent plus. Comment les âmes numériques survivent-elles lorsque la persévérance ne signifie plus rien ? » La réponse passive de Lovink à la cause de cette disparition psychique est tout à fait opposée à l'approche active de de Sutter. La réponse de Lovink à notre situation difficile est d'engager le copium, un terme né sur Twitch qui combine les mots « cope » (supporter) et « opium ». Alors que le mot copium est souvent utilisé pour décrire l'acte de nier la réalité ou une vérité difficile en s'accrochant à une croyance fausse ou trop optimiste comme s'il s'agissait d'une drogue, il est employé ici pour évoquer que pour le cognitariat (par opposition au prolétariat), il n'y a aucun espoir de révolution contre la bourgeoisie parce qu'il n'y a plus de bourgeoisie, seulement les poids synapto-logiques invisibles et enchevêtrés de plus en plus complexes de la souveraineté des réseaux neuronaux artificiels d'apprentissage en profondeur. Ce qui amène Lovink à conclure : « Si l'objectif politique d'aujourd'hui est de récupérer le pouvoir de définition dans la lutte contre l'hégémonie des mèmes de la droite populiste, en voici un : le copium est l'apport d'informations numériques qui rend temporairement insensible, intoxiqué et privé de sensation alors qu'il n'y a littéralement aucune émotion affichée. » Cette déclaration est-elle similaire à l'action de l'opéraïsme autonomiste en réponse à la production fordiste, le refus de travailler comme moyen de négociation avec le pouvoir managérial des années soixante et soixante-dix ? Le copium est-il une forme de refus du travail mental au sein du capitalisme cognitif ?

Laurent de Sutter est professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussel et à Sciences-Po Paris. Il est l'auteur de trente livres primés, publiés en quinze langues, qui traitent de questions telles que la pornographie et la prostitution, le droit et la logistique, les drogues et l'anesthésie, la piraterie et la police, de Gilles Deleuze et William Burroughs à Jack Sparrow et Jean Eustache, le tout avec une touche résolument anarchiste. Laurent est également directeur de la rédaction de la série Theory Redux chez Polity Press et de la série Perspectives Critiques aux Presses universitaires de France, membre du conseil international du Collège international de philosophie et expert en vins et liqueurs. Son ouvrage Superweak : Thinking in the 21st Century est à paraître chez Polity.

Geert Lovink est un théoricien néerlandais des médias, critique d'Internet et auteur de Uncanny Networks (2002), Dark Fiber (2002), My First Recession (2003), Zero Comments (2007), Networks Without a Cause (2012), Social Media Abyss (2016), Organization after Social Media (avec Ned Rossiter, 2018), Sad by Design (2019) et Stuck on the Platform (2022). Il a étudié les sciences politiques à l'Université d'Amsterdam (UvA) et a obtenu son doctorat à l'Université de Melbourne. En 2004, il a fondé l'Institute of Network Cultures (www.networkcultures.org) à l'Université des sciences appliquées d'Amsterdam (HvA). Son centre organise des conférences, des publications et des réseaux de recherche tels que Video Vortex (vidéo en ligne), The Future of Art Criticism et MoneyLab (modèles de revenus basés sur l'internet dans les arts). Ses projets récents portent sur les expériences d'édition numérique, la recherche critique sur les mèmes, les événements hybrides participatifs et la précarité dans les arts. De 2007 à 2018, il a enseigné la théorie des médias à l'European Graduate School. En décembre 2021, il a été nommé professeur d'art et de cultures en réseau au département d'histoire de l'art de l'UvA. La chaire (un jour par semaine) est soutenue par la HvA. Depuis le début de l'année 2022, il participe à des campagnes de soutien pour les artistes ukrainiens, en particulier UKRAiNATV, un réseau de studios d'art en continu basé à Cracovie.

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